Entre terre et ciel

Marcela Gomez est sculpteur. Bien que ses travaux récents se déploient dans de nombreuses directions – installations, photos, vidéo et sculptures -, c’est ainsi qu’elle se définit toujours. Le souci constant de l’inscription dans l’espace donne en effet une grande cohérence à son oeuvre. Les combinaisons de formes géométriques en métal ou les projections réalisées avec les fils de caoutchouc habitent visiblement les lieux où elles se déploient. Mais les Back-lights dans lesquels elle enferme des images ou la série intitulée L’Intérieur est à l’intérieur de l’intérieur sont autant de tentatives pour créer un espace dans l’espace.

Ses installations récentes prennent la forme de petits univers que l’on peut explorer au gré de ses envies : des volumes virtuels, dessinés par des câbles qui s’entrecroisent, construisent des forêts de lignes qui défient les lois de l’équilibre et brisent nos repères ; de mystérieuses boîtes nous invitent à regarder « à l’intérieur de l’intérieur » ; des duvets blancs flottent entre sol et plafond maintenus par des fil Nylon invisibles…

Au-delà de cette apparente diversité, quelques constantes animent l’oeuvre de Marcela Gomez :

– le souci de transparence, qui l’amène à créer des sculptures qui s’intègrent dans des lieux sans les occulter ;

– la recherche de légèreté qui tend vers une oeuvre presque immatérielle ;

– la volonté de créer des structures mobiles, nomades, qui vibrent sous les yeux des visiteurs et s’adaptent aux espaces dans lesquels elles sont présentées ;

– l’utilisation de formes géométriques simples dont la perception change selon l’angle de vue ;

– la prédilection pour les jeux d’équilibre ;

– l’intégration d’éléments végétaux – branches, feuillages, racines…

 

Le souci de transparence

Habituellement, on ne voit pas au travers d’une sculpture, au-delà de la surface d’un tableau… La plupart des oeuvres sont opaques. Notre regard n’en parcours que la surface. Les sculptures de Marcela Gomez sont d’une autre nature, elles n’occultent pas les lieux qu’elles occupent : le monde peut transparaître à travers elles. Les volumes sont simplement suggérés par leurs arêtes, les Colonnes sont translucides… Le regard passe librement au travers des sculptures qui s’inscrivent comme des dessins dans l’espace. Traversées par la lumière, elles sont présentes autant par leur ombre démultipliée sur les murs que par leur volume réel.

Chez Marcela Gomez, cette tentation de la transparence se combine avec une recherche de légèreté, une attraction pour le vide qui tend à rendre l’oeuvre presque immatérielle.

 

La recherche de légèreté

La sculpture se rattache, plus que la peinture, et bien plus que la photo ou la vidéo, à la matière. Elle affirme souvent sa présence dans un lieu par sa masse, son poids, sa matérialité.

Il y a donc un paradoxe pour un sculpteur à rechercher légèreté et transparence et à affirmer la présence du vide en réalisant des objets où il y a plus de vide que de matière.

Cette « dématérialisation » se présente comme une tentative de mise en relief du monde, comme une façon d’affirmer la présence de l’espace au travers de l’oeuvre, plutôt que d’imposer la présence de l’oeuvre dans l’espace.

En cela la démarche de Marcela Gomez est proche de celle de Fred Sandback qui réalise depuis les années 1970 des structures en fils de fer ou en fils de coton colorés tendus dans l’espace. Il affirme « chercher à faire de la sculpture avec du vide, sans remplir l’espace, ni l’obscurcir par des masses et des volumes ». On peut aussi y lire une certaine proximité avec le Land art et en particulier avec le travail de Kurt Asker qui encadre des morceaux de paysage à l’aide de câbles tendus dans le ciel.

Tous les éléments de la sculpture moderne – la masse, la figure, le matériau… – ont disparu pour laisser place à une simple ligne qui désigne l’espace.

 

La volonté de créer des « sculptures nomades »

Dans ces structures et et dans le rapport qu’elles entretiennent avec leur environnement, il y a un renversement des valeurs caractérisant habituellement la sculpture traditionnelle, souvent lourde, peu mobile, posée sur un socle qui la présente au monde. Ici elle est rarement posée au sol et jamais sur un socle : elle s’attache aux murs (Cascade), au plafond (Projections), elle vibre lorsque les visiteurs s’approchent (Corpus). Elle est légère et peut se replier jusqu’à tenir dans un petit carton avant de se déployer pour prendre la mesure du lieu qu’elle habite (Corpus). Parfois même, elle ne peut être reproduite à l’identique dans deux endroits différents : c’est le cas pour des Projections dont les dimensions s’adaptent à la salle d’exposition.

C’est une forme de « sculpture nomade » dont on trouve les prémisses dans l’oeuvre de Marcel Duchamp. Lorsqu’il séjourne à Buenos Aires, entre 1918 et 1919, il installe dans son appartement une « sculpture de voyage » composée de bandes multicolores taillées dans des bonnets de bain qu’il suspend dans l’espace. Il réitère en 1942, avec l’aide de Jackson Pollock, dans l’exposition organisée par Peggy Guggenheim autour du surréalisme. Les liens entre les oeuvres exposées sont matérialisés par des fils qui créent une sorte de lacis au travers duquel les visiteurs passent. De même, le fil de caoutchouc, qui est très présent dans l’oeuvre de Marcela Gomez, peut être vu comme une façon de créer du lien entre le lieu et les oeuvres, entre les oeuvres et le visiteur, entre le visiteur et le lieu.

Car l’oeuvre interagit avec le lieu mais aussi avec le visiteur qui se glisse entre les Projections, colle son oeil sur les boîtes pour voir « à l’intérieur », et mêle son ombre à celle des sculptures. Il ne peut demeurer extérieur, étranger aux oeuvres. Tous les sens sont stimulés : l’oeil, bien sur, mais aussi l’ouïe car un battement de coeur, interrompu par le bruit du vent, monte de Corpus. cette expérience physique et corporelle de l’espace d’exposition intègre aussi la dimension ludique : les visiteurs peuvent jouer à traverser les sculptures et inventer leur parcours dans l’oeuvre.

Le caractère polymorphe, nomade et ludique de chaque structure doit aussi beaucoup à la simplicité des éléments qui la composent.

 

L’utilisation de formes géométriques simples

En effet, l’utilisation de forme géométriques simples est une constante dans l’oeuvre de Marcela Gomez. Cubes ou parallélépipèdes sont des repères sur lesquels vient s’appuyer le regard. Ils sont identifiables et reconnaissables au premier coup d’oeil, pourtant leur apparence change selon l’angle de vue, la distance, la hauteur où se trouve le visiteur. Il en est de même pour toute sculpture, mais les volumes géométriques, par leur simplicité formelle, permettent de mettre en évidence cette subjectivité du regard de façon particulièrement pertinente.

En cela, Marcela Gomez retient la leçon de l’art minimal américain et de son intérêt pour la géométrie élémentaire. Elle recherche, comme Robert Morris, « la coexistence de l’oeuvre et de l’espace du spectateur, la multiplication des points de vue, (…) l’utilisation de l’étendue et d’espaces profonds et continus, (…) l’importance du temps, la prise en compte des aspects subjectifs de la perception.»

Mais, la légèreté et la transparence de ses oeuvres rend le regard plus incertain : face à des formes-volumes qui ne sont dessinées que par leurs arêtes, l’oeil du visiteur est toujours confronté à un apparent déséquilibre.

 

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Cascade (2004)

La prédilection pour les jeux d’équilibre

Les créations de Marcela Gomez hésitent en effet souvent entre équilibre et déséquilibre. Les Colonnes en résine sont formées de cubes entassés de façon précaire, les volumes de la Cascade semblent s’être figés dans une chute interrompue comme si le temps s’était arrêté ; tout est fragile, en suspend. Estructura (1998) est un ensemble de volumes qui s’appuient sur des branches d’arbres, la moindre vibration semble pouvoir les faire tomber comme dans un jeu de jonchets. La chute semble être une menace constante : une série de dessins datant de 1998 est intitulée Caida (Chute), on y voit des feuilles d’acier tomber dans un espace indéfini.

Le titre même de l’exposition « Apesanteurs » évoque la recherche d’un point où la chute est suspendue, où l’instabilité devient la règle tout en n’étant plus une menace. Marcela Gomez tente de jouer avec les lois de la pesanteur, de tester les limites, comme pour savoir jusqu’où l’on peut s’abstraire du poids des choses.

Mais par delà cette aspiration à l’apesanteur, son oeuvre s’ancre dans la vie et dans la terre par la présence répétée et emblématique de l’élément végétal.

 

L’intégration d’éléments naturels

Les Colonnes contiennent des branches d’arbres visibles par transparence ; d’autres branches, disposées en croix, forment les diagonales d’une figure dessinée par des fils de caoutchouc (Sans titre, 1999) ; une racine posée sur des roulettes est intitulée Nature nomade (1998).

Racines et branches sont greffées sur des formes manufacturées ; leur présence fait le lien entre la terre et le ciel, entre le naturel et l’artificiel. Cette alliance du végétal et de la géométrie minimale est proche de celle inventée par François Morellet dans les Geometree – des figures géométriques complétées par une branche. Elle permet d’introduire un élément aléatoire, une irrégularité féconde, dans un schéma très construit.

Les éléments végétaux ne sont pas seulement utilisés comme des matériaux « bruts » qui présenteraient un intérêt purement esthétique. La croissance des branches et des racines, qui donne naissance à des formes non linéaires, adoucit la perspective et permet d’inscrire le vivant au coeur des installations. Il y a chez Marcela Gomez une poésie proche de celle de Tony Grand ou de Giuseppe Penone dont l’Arbre aux voyelles associe un tronc en bronze et des arbrisseaux vivants (Jardin des Tuileries, 2000). Cependant, dans les oeuvres de Marcela Gomez, loin d’être triomphante, la nature est souvent ligotée, crucifiée ou mise en danger. Au-delà du soucis écologique, c’est la condition de l’homme au sein de son environnement naturel et culturel qui est questionnée. Dans les sculptures, la métaphore des racines – racines de l’arbre, racines de l’homme – est très présente ; elle apparait aussi dans les Back-lights où une racine mise à nu, coupée de sa terre, clouée au fond d’une boite, est violemment éclairée comme si elle était soumise à un interrogatoire. On trouve également cette métaphore dans l’une des séquences vidéo présentée dans l’exposition ; une voix répète « Maman, je tombe… », en français et en espagnol, tandis que l’image nous entraine dans un tourbillon de feuillage. Est-ce l’arbre qui tombe parce que ces racines cèdent, ou les enfants dont on entend les voix au loin ?

L’univers singulier de Marcela Gomez n’est pas fait de certitudes. Ses installations déstabilisent notre regard et nous entraînent dans un voyage intérieur dont on ne peut ressortir indifférent.

Sophie Serra

Rodez, novembre 2004

Publié dans le catalogue de l’exposition « Apesanteurs », musée Denys-Puech, Rodez.

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